L’insurrection d’esclaves au Carbet (1822)
La paroisse du Carbet fut fondée en 1636 dès le début de la colonisation. En 1822, elle avait environ trois mille cinq cent habitants ( 398 blancs, 331 hommes de couleurs libres et 2 372 esclaves). Sa principale activité était la canne: treize sucreries, quatre cent un carré plantés en canne. Les autres cultures: le cacao (cinq carrés), le café (cinq carrés), les vivrières (262 carrés).
Dans la soirée du 12 octobre, une troupe d’esclaves armée de fusils parcourut les environs du bourg pendant la nuit tuant ou blessant gravement plusieurs des maîtres d’Habitations. Il y eut deux tués et sept autres blessés.
La gendarmerie intervint au début de la matinée. Un témoin écrit :
“Alors on arma la milice qui se rendit avec beaucoup de zèle sur les lieux. Les gens de couleur se conduisirent à merveille. Les assassins prirent aussitôt la fuite. Tout la semaine s’est passée à fouiller le bois environnant et chaque jour on a amené quelques-uns des coupables.
Plus de 80 esclaves furent emprisonnés.”
Le Gouverneur Donzelot dégage les causes de cette révolte:
“Il arrive aussi que les Habitations parlent trop imprudemment, devant les nègres et les négresses qui les servent, des affaires politiques et des discours prononcés à la Chambre sur l’abolition de l’esclavage et sur le sort des esclaves. Il en résulte que tous ces propos se rapportent aux ateliers et y laissent des germes de fermentation et l’espoir d’affranchissement”.
A ces causes, un témoin en ajoute une, circonstancielle: ” le mauvais effet qu’a produit l’arrestation du négrier l’Amélie dont les nègres ont été constamment occupés pendant six mois à danser et à jouer, ce qui a fait croire aux nègres des ateliers qu’on voulait leur donner la liberté”.
Selon le gouverneur, le projet des révoltés était effectivement de massacrer les blancs et gens de couleurs libres sur leurs habitations, de soulever tous les ateliers des environs et de se porter en masse sur la ville de Saint-Pierre.
Le Procureur du Roi à Saint-Pierre, de Champvallier, qui a suivi l’affaire de très près, écrit :
“Rien heureusement n’avait été calculé pour le succès même d’un moment, ils en ont trouvé sur les habitations; le complot devait éclater quelques jours plus tard, le chef avoue avoir précipité le mouvement dans le seul but d’éviter un léger châtiment à un de ses complices.
Tout dans cette affaire a été empreint du caractère des révoltés: combinaisons maladroites, prévoyance nulle, férocité et courage pendant la nuit, lâcheté et stupeur pendant le jour, et aujourd’hui qu’ils se voient au pied de la potence, insouciance et résignation, ils meurent avec une indifférence dont on n’a guère d’exemple”.
Curieux complot, en vérité, dont les conjurés n’avaient pas d’armes au départ! Et qui ont avoué “qu’il devait se faire en même temps un débarquement des troupes de Saint-Domingue” , répètent en cœur gouverneur, procureur et d’autres. Encore la main d’Haïti?
Par coïncidence, au cours du mois de septembre, une expédition, soutenue par le Président d’Haïti, Boyer, devait débarquer dans le sud de Port-Rico pour imposer l’indépendance de cet île espagnole. Le chef en était le Général Ducoudray-Holstein, un des dirigeants du mouvement d’indépendance.
Hurault de Ligny, Agent de la France à Saint-Thomas, planteur en Guadeloupe, dans sa correspondance aussi bien avec le Procureur du Roi à Point-à-Pitre qu’avec le Gouverneur de la Martinique, donne quelques précisions sur cette tentative:
Heureusement le complot a été découvert au moment d’avoir son exécution. Un mulâtre déporté d’ici et qui s’appelle Romano est à la tête de la conspiration. Il attendit des troupes de débarquement qui sont effectivement arrivés mais trop tard.
Ce corps expéditionnaire de mille deux cents hommes était transporté sur trois navires venant de New York. Les armes auraient été fournies par le Président d’Haïti, Boyer, qui venait d’occuper la partie espagnole de Saint-Domingue.
Et Hurault de Ligny, donnant son sentiment sur cette affaire, y voit aussi la main des USA. Il écrit au Gouverneur de la Martinique :
Les bâtiments sont réellement sous pavillon américain des Etats-Unis…Le Gouvernement des Etat-Unis ne serait-il pas aussi porté à soulever les colonies et particulièrement celles de l’Espagne?
Les Etats-Unis, peut être moins encore que l’Angleterre, ne désirent point nous voir en possession de Saint-Domingue. En agissant de concert avec Boyer, dans cette circonstance, ils s’assureront le commerce de ces deux belles colonies et tout cela à nos dépens.
La relation fut faite par les autorités locales avec l’insurrection du Carbet, car dans l’expédition contre Porto-Rico il y a avait de nombreux français conduits par l’ex-agent de la Convention Jeannet, ” ami intime et agent” de Boyer associé au Général Ducoudray. Jeannet aurait donc combiné un “coup de main” aux insurgés du Carbet!
Tout cela paraît bien tiré par les cheveux. Il paraît impossible qu’une poignée d’esclaves, ayant déclenché, dit-on, une insurrection fort mal organisée, aurait pu préparer avec des gens de l’extérieur très éloignés, une opération combinée de débarquement particulièrement complexe.
Tout ce tapage n’était -il pas une manœuvre des colons pour obtenir des renforts de troupes et pour pousser le Gouvernement français à attaquer Haïti afin de reprendre l’île? En tout état de cause, sur les soixante-deux inculpés, la Cour Royale de Saint-Pierre prononça vingt et une condamnations à mort, dix aux galères à perpétuité, les autres à la peine du fouet.
Quatorze acquittés. Les chefs étaient Jean-Louis et Narcisse, convaincus d’avoir soulevé des esclaves du Carbet, en leur promettant la coopération générale des esclaves de la colonies et le secours d’une force étrangère. Un des chefs, Pierre, se jeta du haut d’une falaise au moment d’être arrêté.
L’exécution eut lieu à Saint-Pierre: les condamnés qui étaient vêtus d’une chemise rouge et la tête couverte d’un voile noir, eurent le poing droit coupé et ensuite la tête tranchée. Leurs corps furent exposés pendant quatre heurs et après jetés à la voirie.
Le Gouverneur Donzelot n’était pas pour autant rassuré. Il fit fouiller les directions et demanda à son ministre de lui envoyer des renforts de troupes.
Certes l’insurrection resta un phénomène très localisé et de modeste ampleur, mais il frappa de stupeur la classe blanche. C’est le Procureur de Champvallier qui souligne:
“Il est difficile de se faire une juste idée de la stupeur que ces malheureux événements ont produit sur la première classe, jusqu’ ici l’esclave n’avait jamais osé porter une main sacrilège sur son maître: l’intervalle qui le séparait est franchi, il faut être sur les lieux pour bien apprécier ce que cette pensée a d’inquiétant.”
C’est en effet par là que la révolte du Carbet marque un tournant dans la lutte des esclaves. Le spectre du massacre des blancs à Saint-Domingue prenait-il chair en Martinique ?
Hurault de Ligny écrit au Commissaire Général de la Marine au Havre:
“Serions nous tous condamnés à périr de la main de nos esclaves…Il n’est pas douteux que si le gouvernement ne prend pas des mesures promptes et décisives avec Saint-Domingue, toutes les colonies sont perdues avant peu..”.
Mais le Procureur du Roi voyait un autre danger, celui des hommes de couleur: “Je m’afflige moins des événements qui viennent d’avoir lieu que je ne m’effraie de leur conséquence possible. On a armé les gens de couleurs libres…ils ont été placé au poste du danger; le péril disparu, peut-on espérer qu’ils resteront dans l’ordre accoutumé?
Les prétentions renaîtront et si elles son repoussées, n’est il pas à craindre que nos auxiliaires de la veille ne deviennent nos ennemies de demain?”
Le Procureur du Roi ne pensait pas faire oeuvre prophétique. Pourtant l’année suivante, en 1823, éclatait l’affaire des hommes de couleur dite Affaire Bisette.
En attendant on tressait des lauriers à ces vaillantes milices de couleur qui avaient maté la révolte avec leur vigueur habituelle. Le ministre satisfait, écrivait:
L’événement a montré quel utile auxiliaire vous avez dans les corps qui composent nos milices…Je vous prie de témoigner à ces corps la satisfaction que leur belle conduite m’a fait éprouver.
Celle des hommes de couleur a été telle qu’il serait désirable de la récompenser par quelques concessions propres à attacher davantage encore cette classe au salut commun.
Source:
–Histoire de le Martinique des Arawaks à 1848 tome 1 du Pr Armand Nicolas
Laissez un commentaire